La Généalogie de la morale (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche t. 11) (French Edition)

Friedrich Nietzsche & Henri Albert

Language: English

Published: Nov 9, 2014

Description:

Friedrich Nietzsche ; Oeuvres complètes

Extrait :
Ces psychologues anglais à qui nous sommes redevables des seules tentatives faites jusqu’à présent pour constituer une histoire des origines de la morale — nous présentent en leur personne une énigme qui n’est pas à dédaigner ; j’avoue que, par cela même, en tant qu’énigmes incarnées, ils ont sur leurs livres un avantage capital — ils sont eux-mêmes intéressants ! Ces psychologues anglais, que veulent-ils en somme ? On les trouve toujours, que ce soit volontairement, ou involontairement, occupés à la même besogne, c’est-à-dire à mettre en évidence la partie honteuse de notre monde intérieur et à chercher le principe actif, conducteur, décisif au point de vue de l’évolution, précisément là où l’orgueil intellectuel de l’homme tiendrait le moins à le trouver (par exemple dans la vis inertiæ de l’habitude, ou bien dans la faculté d’oubli, ou encore dans un enchevêtrement et un engrenage aveugle et fortuit d’idées, ou enfin dans je ne sais quoi de purement passif, d’automatique, de réflexe, de moléculaire et de foncièrement stupide) — qu’est-ce donc au juste qui pousse toujours les psychologues dans cette direction ? Serait-ce quelque instinct secret et bassement perfide de rapetisser l’homme, instinct qui n’osa peut-être pas s’armer lui-même ? Ou serait-ce, par hasard, un soupçon pessimiste, la méfiance de l’idéaliste désillusionné et assombri, devenu tout fiel et venin ? Ou bien une petite hostilité souterraine contre le christianisme (et Platon), une rancune qui peut-être n’a pas encore passé le seuil de la conscience ? Ou bien encore un goût pervers pour les bizarreries, les paradoxes douloureux, les incertitudes et les absurdités de l’existence ? Ou enfin — un peu de tout cela, un peu de vilenie, un peu d’amertume, un peu d’antichristianisme, un peu de besoin d’être émoustillé et de goût pour le poivre ?… Mais on m’assure que ce sont tout simplement de vieilles grenouilles visqueuses et importunes qui rampent et sautillent autour de l’homme, qui s’ébattent même dans son sein comme si elles étaient là dans leur élément, c’est-à-dire dans un bourbier. Je m’élève contre cette idée avec dégoût, je lui refuse même toute créance ; et s’il est permis d’émettre un vœu, lorsqu’on ne peut pas savoir, je souhaite de tout cœur qu’en ce qui les concerne ce soit tout le contraire, — que ces chercheurs qui étudient l’âme au microscope soient au fond des créatures vaillantes, généreuses et fières, sachant tenir en bride leur cœur comme leur rancœur et ayant appris à sacrifier leurs désirs à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, âpre, laide, répugnante, antichrétienne et immorale… Car de telles vérités existent. —

Honneur donc aux bons génies qui veillent peut-être sur ces historiens de la morale ! Il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut et qu’ils ont été abandonnés justement par tous les bons génies de l’intelligence du passé. Ils ont tous, selon la vieille tradition des philosophes, une façon de penser essentiellement anti-historique : on ne saurait en douter. La niaiserie de leur généalogie de la morale apparaît dès le premier pas, dès qu’il s’agit de préciser l’origine de la notion et du jugement « bon ». — « À l’origine, décrètent-ils, les actions non égoïstes ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles étaient prodiguées, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié l’origine de cette louange et l’on a simplement trouvé bonnes les actions non-égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme telles, — comme si elles étaient bonnes en soi. » Voilà qui est clair : cette première dérivation présente déjà tous les traits typiques de l’idiosyncrasie des psychologues anglais, — nous y trouvons « l’utilité », « l’oubli », « l’habitude » et finalement « l’erreur » ; tout cela pour servir de base à une appréciation dont, jusqu’à présent, l’homme supérieur avait été fier, comme d’une sorte de privilège de l’homme supérieur en général.

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Extrait :
Ces psychologues anglais à qui nous sommes redevables des seules tentatives faites jusqu’à présent pour constituer une histoire des origines de la morale — nous présentent en leur personne une énigme qui n’est pas à dédaigner ; j’avoue que, par cela même, en tant qu’énigmes incarnées, ils ont sur leurs livres un avantage capital — ils sont eux-mêmes intéressants ! Ces psychologues anglais, que veulent-ils en somme ? On les trouve toujours, que ce soit volontairement, ou involontairement, occupés à la même besogne, c’est-à-dire à mettre en évidence la partie honteuse de notre monde intérieur et à chercher le principe actif, conducteur, décisif au point de vue de l’évolution, précisément là où l’orgueil intellectuel de l’homme tiendrait le moins à le trouver (par exemple dans la vis inertiæ de l’habitude, ou bien dans la faculté d’oubli, ou encore dans un enchevêtrement et un engrenage aveugle et fortuit d’idées, ou enfin dans je ne sais quoi de purement passif, d’automatique, de réflexe, de moléculaire et de foncièrement stupide) — qu’est-ce donc au juste qui pousse toujours les psychologues dans cette direction ? Serait-ce quelque instinct secret et bassement perfide de rapetisser l’homme, instinct qui n’osa peut-être pas s’armer lui-même ? Ou serait-ce, par hasard, un soupçon pessimiste, la méfiance de l’idéaliste désillusionné et assombri, devenu tout fiel et venin ? Ou bien une petite hostilité souterraine contre le christianisme (et Platon), une rancune qui peut-être n’a pas encore passé le seuil de la conscience ? Ou bien encore un goût pervers pour les bizarreries, les paradoxes douloureux, les incertitudes et les absurdités de l’existence ? Ou enfin — un peu de tout cela, un peu de vilenie, un peu d’amertume, un peu d’antichristianisme, un peu de besoin d’être émoustillé et de goût pour le poivre ?… Mais on m’assure que ce sont tout simplement de vieilles grenouilles visqueuses et importunes qui rampent et sautillent autour de l’homme, qui s’ébattent même dans son sein comme si elles étaient là dans leur élément, c’est-à-dire dans un bourbier. Je m’élève contre cette idée avec dégoût, je lui refuse même toute créance ; et s’il est permis d’émettre un vœu, lorsqu’on ne peut pas savoir, je souhaite de tout cœur qu’en ce qui les concerne ce soit tout le contraire, — que ces chercheurs qui étudient l’âme au microscope soient au fond des créatures vaillantes, généreuses et fières, sachant tenir en bride leur cœur comme leur rancœur et ayant appris à sacrifier leurs désirs à la vérité, à toute vérité, même à la vérité simple, âpre, laide, répugnante, antichrétienne et immorale… Car de telles vérités existent. —

Honneur donc aux bons génies qui veillent peut-être sur ces historiens de la morale ! Il est malheureusement certain que l’esprit historique leur fait défaut et qu’ils ont été abandonnés justement par tous les bons génies de l’intelligence du passé. Ils ont tous, selon la vieille tradition des philosophes, une façon de penser essentiellement anti-historique : on ne saurait en douter. La niaiserie de leur généalogie de la morale apparaît dès le premier pas, dès qu’il s’agit de préciser l’origine de la notion et du jugement « bon ». — « À l’origine, décrètent-ils, les actions non égoïstes ont été louées et réputées bonnes, par ceux à qui elles étaient prodiguées, à qui elles étaient utiles ; plus tard on a oublié l’origine de cette louange et l’on a simplement trouvé bonnes les actions non-égoïstes, parce que, par habitude, on les avait toujours louées comme telles, — comme si elles étaient bonnes en soi. » Voilà qui est clair : cette première dérivation présente déjà tous les traits typiques de l’idiosyncrasie des psychologues anglais, — nous y trouvons « l’utilité », « l’oubli », « l’habitude » et finalement « l’erreur » ; tout cela pour servir de base à une appréciation dont, jusqu’à présent, l’homme supérieur avait été fier, comme d’une sorte de privilège de l’homme supérieur en général.